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Cas de la semaine n°2/2020 : le TAF clarifie le statut procédural des anciens organes d’une société contre laquelle une procédure administrative est ouverte

Cas de la semaine n°2/2020 : le TAF clarifie le statut procédural des anciens organes d’une société contre laquelle une procédure administrative est ouverte

Jurisprudence
Procédure administrative

Cas de la semaine n°2/2020 : le TAF clarifie le statut procédural des anciens organes d’une société contre laquelle une procédure administrative est ouverte

B-6482/2018

Résumé : Dans cet arrêt, le Tribunal administratif fédéral précise sa jurisprudence concernant l’audition d’« anciens organes » d’une société contre laquelle une procédure administrative est ouverte par une autorité administrative indépendante (Commission de la concurrence). Ceux-ci ne peuvent être interrogés que sur des questions de nature purement factuelle afin de respecter l’adage nemo tenetur se ipsum accusare  (droit de ne pas s’auto-incriminer).

I. Faits 

Le 13 novembre 2018, la Commission de la concurrence (ComCo) a ouvert une procédure contre plusieurs sociétés dont A. SA (la « Recourante »). Dans le cadre de cette procédure, l’ancienne directrice de la Recourante a été convoquée en qualité de témoin (art. 12 let. c de la Loi sur la procédure administrative (PA)).

Le 15 novembre 2018, la Recourante s’est opposée à l’audition de son ancienne directrice en qualité de témoin. Sous l’angle formel, elle estimait que son témoignage pouvait causer un préjudice irréparable et violait le principe de ne pas s’auto-incriminer. Sous l’angle matériel, elle faisait valoir que la directrice devait être considérée comme un organe de la société puisqu’elle était toujours inscrite au registre du commerce comme membre de la direction de la Recourante et d’une de ses filiales. Par conséquent, elle devait être entendue comme partie à la procédure et non comme témoin.

Après plusieurs échanges entre la Recourante et la ComCo, cette dernière a rendu une décision incidente considérant que la directrice devait être entendue comme témoin dans la procédure ouverture à l’encontre de la Recourante.

Contre cette décision, la Recourante a formé recours auprès du Tribunal administratif fédéral (TAF) en concluant principalement à l’annulation de la décision attaquée.

II. Droit 

Dans son considérant 2, le TAF examine en premier lieu si les conditions de recours contre une décision incidente (art. 46 PA) sont remplies. La décision incidente notifiée séparément peut faire l’objet d’un recours si elles peuvent causer un préjudice irréparable, ou si l’admission du recours peut conduire immédiatement à une décision finale qui permet d’éviter une procédure probatoire longue et coûteuse.

En l’espèce, seule la condition d’un préjudice irréparable est pertinente. Un tel préjudice ne doit pas être de nature purement juridique, mais doit porter sur des intérêts factuels dignes de protection, comme un intérêt économique. Le fardeau de la preuve incombe à la partie intimée, cette dernière devant expliciter en détail les éléments factuels à même de lui causer un préjudice irréparable. 

Concrètement, si la directrice de la Recourante était entendue comme témoin et si elle répondait aux questions, le droit de ne pas s’auto-incriminer de la Recourante pourrait être violé. Le TAF estime que cela pourrait causer un préjudice irréparable à la Recourante et considère dès lors que les conditions de l’art. 46 PA sont remplies (consid. 2.2.6).

Dans son considérant 3, le TAF confirme que certaines garanties procédurales applicables en matière pénale sont pertinentes en droit des cartels (Loi sur les cartels (LCart)). En effet, le droit des cartels met à la disposition de la ComCo des moyens d’investigation qui vont au-delà de ceux inscrits dans la PA. En particulier, l’art. 42 LCart habilite la ComCo à contraindre les parties à faire des dépositions sous menace de l’art. 306 CP, ce qui n’est pas prévu dans la PA. Ces moyens d’investigation renforcés sont justifiés par le fait que la ComCo doit pouvoir rapidement clarifier les ententes illicites entre acteurs d’un même marché.

Bien que les procédures menées en droit des cartels soient dictées par les exigences de la PA, les sanctions pécuniaires prévues à l’art. 49a LCart poursuivent un objectif répressif suffisamment fort pour que les garanties procédurales en matière pénale s’appliquent (art. 6 para. 1 CEDH), en particulier le droit de ne pas s’incriminer.

Dans son considérant 4, le TAF examine si l’ancienne directrice doit être entendue en qualité de témoin ou de partie (représentante de la Recourante).

Le LCart ne définit pas la notion de « partie » ; il convient dès lors d’examiner cette notion sous l’angle de l’art. 6 PA. La Recourante, comme personne morale, peut être partie à une procédure. Lorsqu’une personne morale est partie à une procédure, ses organes sont également parties à la procédure et non des « tiers » (consid. 4.1.4). Par conséquent, les organes d’une personne morale ne peuvent pas être entendus comme témoin. La question de savoir si l’ancienne directrice est habilitée à la représenter relève quant à elle du droit civil.

En l’espèce, la Recourante est directement visée par les mesures d’investigation de la ComCo et doit par conséquent être considérée comme partie à la procédure. En tant que personne morale, elle agit par le biais de ses organes. L’ancienne directrice a exercé ses fonctions entre mars 2015 et août 2018. Le terme de son activité est intervenu quelques mois avant l’ouverture de la présente procédure même si la radiation au registre du commerce est intervenue subséquemment. Aussi elle ne peut se prévaloir formellement d’être organe de la Recourante. 

En ce qui concerne sa position en qualité d’organe du groupe de la Recourante, le TAF estime que s’il est vrai que la directrice reste organe d’une société fille de la Recourante, la proximité entre les deux sociétés n’est pas suffisamment forte pour considérer que la directrice soit considérée comme un organe du groupe. La directrice peut donc être entendue en qualité de témoin dans la procédure pendante devant la ComCo. À relever que le consid. 4.4 contient des observations très intéressantes et également pertinentes dans le domaine bancaire sur les notions de groupe et de contrôle exercé par la maison-mère sur le reste du groupe.

Dans son considérant 5, le TAF pose toutefois certaines limites aux obligations de témoigner de la directrice en raison de son précédent rôle d’organe de la Recourante. L’audition de la directrice, en tant que témoin, n’est ainsi admissible que dans la mesure où les informations devant être fournies sont de nature purement factuelle et ne peuvent péjorer directement sa situation en cas de sanction. Dans tous les cas, il est exclu de forcer la directrice à répondre à des questions sous menace de poursuites pénales, alors que de telles réponses pourraient au final conduire à une reconnaissance implicite de sa culpabilité. Selon le principe a major ad minus, seul un interrogatoire en tant que personne amenée à renseigner (art. 12 let. c PA) serait approprié, c'est-à-dire un interrogatoire sans référence au devoir de dire la vérité et sans menace de sanction pénale en cas de faux témoignage ainsi qu'avec le droit de refuser de témoigner.

III. Conclusion 

En résumé, l’audition de la directrice comme témoin dans la procédure est donc en principe admissible en vertu des dispositions de la PA et de la LCart. Compte tenu de ce qui précède, elle ne constitue pas en soi une violation des garanties minimales de la procédure pénale prévue à l'article 6 de la CEDH, en particulier du principe de nemo tenetur, raison pour laquelle le grief au principal doit être rejeté.

Toutefois, la ComCo est tenue de respecter les limites fixées à l’article 6 de la CEDH lorsqu’elle procédera à l’audition de la directrice en raison de sa précédente position au sein de la Recourante. Le TAF reconnaît qu’il peut être difficile de distinguer de façon générale entre questions admissibles et inadmissibles (consid. 5.4.7 in fine), ce qui permet de penser que le contentieux en la matière n’est pas destiné à diminuer.

Dans cet arrêt, on sent bien que le TAF doit naviguer entre les exigences du droit privé, selon lesquelles la directrice n’est plus un organe de la Recourante, et les garanties procédurales qui découlent de l’art. 6 CEDH. La solution proposée, même si tortueuse, doit être saluée puisqu’elle a l’avantage de concilier ces exigences et clarifie le statut procédural des anciens organes.
 

iusNet DB 13.01.2020